Il y a trente ans, quand on voulait être pris au sérieux, on parlait politique; évoquer la religion, en revanche, était le meilleur moyen de faire rire. Aujourd’hui, la situation s’est inversée; la religion fascine, inquiète, et la peur s’installe à l’égard de certaines de ses formes, voire de la violence que, suppose-t-on, elles fomentent.
Il importe d’essayer d’y voir un peu clair. Poursuivant le travail d’élucidation qu’il a entrepris depuis une dizaine d’années, Rémi Brague s’interroge sur la légitimité même du terme « religion », puis sur le contenu propre des religions – avant tout sur celui des « trois monothéismes ». Qu’est-ce que la religion nous dit de Dieu, et de l’homme en tant qu’il est doué de raison ? Qu’est-ce qu’elle nous dit d’autres domaines de l’humain comme le droit, la politique ? En quoi garantit-elle – ou menace-t-elle – la liberté morale, sinon l’intégrité physique, des individus ?
Un essai salutaire pour délaisser nos a priori et prendre de la hauteur.
Aujourd’hui, effectivement, les politiques font rire, sourire, mais lorsque l’on parle de religion, « fini de rire », a martelé Rémi Brague non sans humour. C’est du sérieux. Et dans les médias, on parle fréquemment d’un retour du religieux. Toujours est-il qu’il revient en force. Pour Rémi Brague, au contraire, la religion n’a jamais disparu. Elle a toujours été là, même si elle peut prendre aujourd’hui de nouvelles formes en accord ou en désaccord avec les grandes Églises établies. Et le seul retour dont il serait légitime de parler, c’est plu- tôt le retour sur soi d’une certaine intelligentsia européenne qui avait cru durant de longues années que, dans le sillage de ce que l’on appelle « Les Lumières » et du positivisme qui s’en est suivi au XIXe siècle, le religieux avait discrètement pris la porte, s’était éclipsé. Il se trouve que ça n’a pas été le cas. Ce qui s’est passé, c’est que les moins indécrottables de cette intelligentsia se sont rendu compte qu’ils s’étaient trompés, qu’ils avaient vécu jusqu’à présent dans une bulle qui les em- pêchait de voir ce qui se passe réellement dans ce vaste monde. Rémi Brague a rappelé la thèse de Peter Berger, sociologue et théologien américain qui avait entre autres lancé l’expression « construction sociale de la réalité » dans les années 1960, à savoir que les intellectuels occidentaux se déplaçaient dans des tuyaux étanches qui les conduisaient d’un campus sécularisé à un autre campus sécularisé. Effectivement, ces déplacements constants dans ces tuyaux les ont empêchés de voir, par exemple, ce qu’on appelle le réveil de l’islam, celui de l’hindouisme et le prodigieux développement du protestantisme évangéliste. Le religieux a donc toujours été présent.
Pour sa part, Rémi Brague a essayé d’apporter un peu de clarté sur cette notion de religion en retenant pour son livre le titre le plus plat possible, ayant néanmoins reculé devant le titre « De la religion » qui lui paraissait non seulement plat mais également un peu vieillot. Quant au mot « religion » lui-même, l’attitude de Rémi Brague sur son utilisation est extrêmement critique car à son avis, on met beaucoup de choses dans les rayons « Religions » des librairies, y compris des ouvrages sur le développement personnel, les ésotérismes plus ou moins de pacotille, la culture des anciens Aztèques qui reposait sur les sacrifices humains, ou encore le jaïnisme indien qui se caractérise par un végétalisme absolu et un respect de la vie qui peut aller jusqu’à se laisser mourir de faim pour ne pas détruire toute autre forme de vie. On a donc mis dans la même rubrique les religions qui connaissent un panthéon foisonnant et les religions monothéistes. On se trouve ainsi en présence d’une bouillie conceptuelle qui mérite largement qu’on essaie d’y introduire un peu de cette clarté si chère à Rémi Brague. Celui-ci l’a fait en s’interrogeant tout d’abord sur le terme de religion et a consacré quelques pages à deux étymologies de ce mot. Une première qui est satisfaisante philologi- quement mais ennuyeuse comme la pluie et une autre qui n’a pas de fondement philologique mais qui est suggestive et intéressante. Il s’agit de celle que tout le monde connaît ou croit connaître: la religion relie, introduit du lien. Est-ce un lien vertical entre ce bas monde et les cieux ? Est-ce un lien horizontal entre ceux qui appartiennent à des communautés religieuses ?
Le problème de vocabulaire revêt un aspect très concret dans la mesure où ce que nous appelons religion est marqué par une manière de voir qui est d’origine chrétienne. En Occident, estime Rémi Brague, nous sommes tous tombés dans la marmite du christianisme quand nous étions petits. Et nous avons tendance à réduire la religion à ce qui se trouve dans le christianisme, un dieu dans lequel on croit et auquel on rend un culte. Mais, pour Rémi Brague, l’ennui est que le salut s’obtient par des exercices ascé- tiques destinés à se détacher de ce monde d’illusions et de souffrances et d’échapper ainsi au cycle des réincarnations. Nous n’avons pas besoin d’un dieu qui nous aide et surtout pas d’un dieu qui serait l’objet de la religion. L’objet de la religion étant le salut.
Dans les religions anciennes, de la Grèce et de la Rome antique, s’il y a quelque chose dont on n’avait pas besoin, c’est bien de croire. Pour les Grecs et les Romains, les dieux faisaient partie des meubles ou, plus exactement, du paysage. Celui qui a parlé des dieux de la Grèce, et non des dieux grecs ou des dieux des Grecs, c’est Schiller, le poète, écrivain et théoricien de l'esthétique allemande. Pour Schiller, les dieux étaient là, on pouvait les prier mais ce dont on n’avait pas besoin, c’était bien de croire en eux.
"Dans les religions anciennes, de la Grèce et de la Rome antique, s’il y a quelque chose dont on n’avait pas besoin, c’est bien de croire."
Pour Rémi Brague, nous avons actuellement en Occident un problème avec l’islam, ce n’est pas un « scoop » de l’affirmer. Nos élites politiques et intellectuelles en particulier semblent proposer aux musulmans qui arrivent sur nos rivages une sorte de marché, un « gentleman’s agreement » qui consiste à dire: nous n’avons pas d’objections à l’égard de votre religion, pratiquez-la. Si vous souhaitez faire cinq prières quotidiennes, cela ne nous dérange pas. Si vous souhaitez jeûner pendant le mois de « ramadan », faites-le pour autant que cela ne vous empêche pas de mener à bien vos activités professionnelles, surtout si vous êtes chauffeur de taxi, d’autobus ou de train ou encore pilote, par exemple. Si vous souhaitez vous rendre en pèlerinage à La Mecque, allez-y. Ces pèlerinages sont la seconde source de revenus de l’Arabie Saoudite. Cependant, il y a quelque chose que nous n’acceptons pas: la « charia ». Mais pour les musulmans religieux, les actes de culte font partie de la « charia » et sont déterminés par celle-ci. Et dans la « charia », il y a des choses que nous ne considérons pas comme religieuses mais relevant de la culture ou de la coutume: le port du voile pour les femmes, celui de la barbe pour les hommes, pour n’en citer que les plus visibles. C’est ainsi que, selon Rémi Brague, se met implicitement en place un marché de dupes: votre religion, nous l’acceptons mais nous n’acceptons pas ce en quoi consiste en fait votre religion à vos propres yeux. Nous leur donnons donc d’une main ce que nous leur retirons de l’autre et il ne faut guère s’étonner si ça ne marche pas. Pourquoi ? Parce que l’on a refusé de considérer que dans l’islam l’essentiel de ce que nous appelons nous religion est une législation d’origine divine dans laquelle Dieu a donné une sorte de mode d’emploi de la vie – « charia » signifie d’ailleurs originellement chemin qui mène au puits (pour ne pas se perdre dans le désert, mourir de soif et ne pas ainsi mêler ses os au sable) – soit ce qu’il faut faire et ne pas faire pour plaire à Dieu.
Rémi Brague a donc décidé de conduire cet exercice d’élucidation en hachant menu comme chair à pâté le judaïsme, le christianisme et l’islam, ces trois mono- théismes, ces trois religions du Livre, ces trois religions d’Abraham.
Les « trois monothéismes »: pour Rémi Brague, cette expression est tout à fait insultante envers les autres religions monothéistes, et il a cité deux exemples antérieurs au judaïsme : le pharaon Aménophis IV, aux alentours de 1300 avant J.-C., qui avait pris le nom d’Akhenaton, « l’esprit du disque solaire », avait proposé le culte d’un dieu unique, visible: le disque solaire. Moïse se serait-il inspiré de lui ? En tout cas il s’agit bien d’un mono- théisme antérieur aux trois religions du Livre. Parallèlement, chez les philosophes grecs de l’école platonicienne que nous appelons de manière un peu abusive néo-platonicienne, il existe la figure de l’Un, l’unique qui, chez Plotin, mort en 270 après J.-C., est du genre masculin. Dans les religions de l’Antiquité, il existait donc des monothéismes non chrétiens, non bibliques, avec différents cultes, ce qu’on nomme des théurgies, soit des ensembles complexes de pratiques rituelles visant à réaliser l'union mystique avec la divinité.
Par ailleurs, a souligné Rémi Brague, la manière dont Dieu est unique n’est pas la même dans les trois religions du Livre. Dans le judaïsme l’unicité de Dieu est affirmée dans l’Exode par la célèbre formule difficilement traduisible: « je suis ce que suis ». Ce qui veut dire: je suis et je serai constamment dans le cours de l’histoire d’Israël celui que je suis maintenant, le libérateur, celui qui sort les Juifs de l’esclavage. Dans l’islam l’unicité de Dieu est très bien exprimée dans la 112e sourate, « Al-Izlas », le monothéisme pur. Dieu y est décrit comme celui qui n’engendre pas et n’est pas engendré, une formule toute néo-platonicienne qui se retrouve par exemple chez Marius Victorius. Rien de spécifiquement musulman donc. Ce dieu est caractérisé par un adjectif difficile à traduire, « as-samad », l’infrangible, qui est traditionnellement compris par les commentateurs comme étant une image signifiant « d’un seul tenant », un bloc sans fissure, un lingot de métal qui a été tellement bien coulé qu’il ne comporte aucune paille.
"Que devrait alors être un monothéisme non strict ? Un monothéisme avec « un seul dieu virgule deux », un dieu qui serait plus ou moins unique ?"
Rémi Brague a tendance à ricaner méchamment lorsqu’on lui parle d’un monothéisme strict. Que devrait alors être un monothéisme non strict ? Un monothéisme avec « un seul dieu virgule deux », un dieu qui serait plus ou moins unique ? Non, le dogme trinitaire qu’on trouve dans le christianisme est la manière d’expliquer comment Dieu est un. Les autres monothéismes font de l’unicité divine une boîte noire. Cette boîte noire, le christianisme l’ouvre: l’unité est l’accord, dans la charité, des trois hypostases.
Rémi Brague a encore souligné que la place du Livre dans les trois religions du Livre n’est nullement la même. Ce qui saute aux yeux lorsque l’on compare le christianisme et l’islam. Dans le christianisme, le dogme confesse que le Christ est une personne humano-divine, dans laquelle sont présentes les deux natures, humaine et divine. Dans l’islam, c’est le Livre lui-même qui est l’objet de la révélation. En un sens, la seule religion du Livre méritant ce nom est donc l’islam.
Toutes les religions qui sont apparues chez les peuples connaissant l’écriture ont leur livre de religion, a rappelé Rémi Brague. Le livre n’est donc pas une caractéristique propre aux religions monothéistes. C’est pourquoi « religion du Livre » est pour lui une expression qu’il convient de manipuler avec des pincettes: religion d’Abraham, religion d’Ibrahim, même patronyme mais pas la même histoire; Jésus, Aïssa, même autre patronyme, mais pas le même personnage. Et l’Ulysse de l’Odyssée est-il le même que celui de l’Iliade ? Oui et non, il suffit de regarder de près pour se rendre compte qu’ils ont des tempéraments différents, que ce n’est pas forcément la même personne.
En conclusion, nous n’en avons donc pas fini avec la religion, loin de là. Pour Rémi Brague, il nous faudra continuer à avoir affaire avec elle pour une bonne et simple raison: nous ne pouvons nous convaincre de la légitimité de notre propre existence, du genre humain, qu’à une condition: reconnaître que notre existence est un bien, ce que nous ne pouvons affirmer nous-mêmes dans la mesure où nous serions alors juge et partie. Nous avons donc besoin de nous accrocher à une transcendance – on peut l’appeler Dieu. Car pas d’immanence sans transcendance, pas de projet d’autonomie humaine qui se garantisse de ne pas se transformer en auto-destruction.
AD MAJOREM DEI GLORIAM | Printemps 2019