Pour Daniel Marguerat, l’une des plus remarquables études sur le Jésus de l’Histoire date de 1863. Elle est due à Ernest Renan, auteur d’une « Vie de Jésus ». Historien du premier siècle et archéologue de la Palestine, Renan dont « l’aristocratisme élitaire a joué un rôle essentiel dans la laïcisation de la culture européenne », selon Henry Laurens, professeur au Collège de France, a connu un succès fabuleux avec ce livre tiré à plus d’un million d’exemplaires dans une dizaine de langues. Pourquoi ? Il s’agit d’un portrait romantique de Jésus, vu comme une personnalité spirituelle irradiante mais dénuée de tout trait surnaturel, purgée de tout ce qui résiste à la rationalité moderne, à savoir les miracles et les récits de résurrection qui sont pour Renan le résultat d’une « imagination religieuse un peu trop excitée ».
« ... Leur ignorance était extrême. Ils avaient l’esprit faible. Ils croyaient aux spectres et aux esprits. ... »
« Tel était le groupe qui, sur les bords du lac de Tibériade, se pressait autour de Jésus. L’aristocratie y était représentée par un douanier et par la femme d’un régisseur». Le reste se composait de pêcheurs et de simples gens. Leur ignorance était extrême. Ils avaient l’esprit faible. Ils croyaient aux spectres et aux esprits. Jésus vivait avec ses disciples presque toujours en plein air. Tantôt il montait dans une barque et enseignait ses auditeurs pressés sur le rivage, tantôt il s’asseyait sur les montagnes qui bordent le lac où l’air est si pur et l’horizon si lumineux.
La troupe fidèle allait ainsi, gaie et vagabonde, recueillant les inspirations du maître dans leurs premières fleurs. Un doute naïf s’élevait parfois, une question doucement sceptique. Jésus, d’un sourire ou d’un regard, faisait taire l’objection. Sa prédication était suave et douce, toute pleine de la nature et du parfum des champs. Il aimait les fleurs et en prenait ses leçons les plus charmantes ». Cette image peinte par Renan du Jésus enseignant, poète inspiré par la nature peut paraître désuète. Cette quête du Jésus de l’Histoire a cependant eu ses pionniers qui ont payé leurs recherches de leur honorabilité et quelquefois de leur position professionnelle. Renan fut d’ailleurs destitué de sa chaire au Collège de France. Trois mois après la première parution de son livre, on pouvait compter 321 pamphlets contre sa « destruction diabolique de la foi catholique ». Or l’ambition de Renan était moins de casser une image dogmatique de Jésus que de présenter une image accessible au public de son temps.
Daniel Marguerat ne comprend cependant pas la dimension poétique de Jésus à la manière de Renan. Il prend en effet le terme de poète au sens propre, du latin « poeta » dérivé du grec, créateur, fabricant ou artisan. Le poète est celui dont les mots ont un effet. Et ces mots frappent, choquent, surprennent les auditeurs.
Extravagance de la parabole
« La parabole est une comparaison spontanée, fille de l’instant, tirée de la nature ou d’un autre domaine, servant à illustrer une pensée importante, une loi générale ».
Quelle est sa thèse ? Daniel Marguerat veut montrer que Jésus a enseigné comme un sage d’Israël, comme un rabbi mais que son message arbore une singularité tranchant avec l’éthique des sages, une singularité tenant à son intense expérience de la proximité de Dieu.
Jésus a parlé en parabole, rappelle Daniel Marguerat. Il a emprunté cet outil pédagogique qu’il n’a pas inventé. Le Talmud, somme de l’érudition juive, fourmille en paraboles rabbiniques qui pour certaines se veulent prophétiques. Mais ce qui frappe, c’est la quantité de paraboles attribuées à Jésus : elles sont au nombre de 43. Des rabbis les plus prolifiques, le Talmud en rapporte moins d’une dizaine. Le choix de la parabole constitue donc un choix préférentiel d’enseignement de la part de l’homme de Nazareth. Parce que Jésus est un prédicateur populaire, pourrait-on dire. Il a choisi un mode de communication simple pour évoquer des réalités complexes. C’est la définition donnée par Adolf Jülicher, exégète allemand, en 1886, vingt ans après Renan : « La parabole est une comparaison spontanée, fille de l’instant, tirée de la nature ou d’un autre domaine, servant à illustrer une pensée importante, une loi générale ».
Aujourd’hui, l’approche de la parabole ne se fonde pas sur une théorie de la comparaison mais sur une théorie de la métaphore
Alors, la parabole, une histoire simplette destinée à présenter à un public non érudit une pensée, une vérité religieuse ou une loi morale ? On peut le dire. Jülicher a voulu différencier la parabole de l’allégorie. En insistant sur le fait que la matière narrative des paraboles est tirée de la vie quotidienne. Il considérait la parabole comme une fable et, selon Daniel Marguerat, sur ce point il se trompait. Parce que si la parabole n’était qu’un emballage, celui d’une vérité profonde, on en aurait gardé le contenu et jeté le contenant. Or, la parabole, c’est un langage détourné qui dit plus et autre chose que la matière narrative du récit. Elle dit l’indicible, ce qui ne peut pas être dit et qui requiert justement un langage poétique. L’allégorie pour sa part renvoie à une grandeur située sur un autre plan de réalité. Autre point sur lequel Jülicher se serait trompé : bien des paraboles comportent
une leçon en conclusion. Comme dans celle « des ouvriers de la onzième heure » - les derniers seront premiers et les premiers seront derniers – ce genre de leçon morale est une pièce rapportée, collée dans le courant de la transmission catéchétique du récit au sein des communautés des premiers chrétiens. Aujourd’hui, l’approche de la parabole ne se fonde pas sur une théorie de la comparaison mais sur une théorie de la métaphore. Une théorie énoncée par Paul Ricoeur, philosophe français, qui développa la phénoménologie et l’herméneutique, en dialogue constant avec les sciences humaines et sociales. La métaphore, dit Ricoeur, naît du télescopage entre deux plans de la réalité. Le Royaume des Cieux est comme « un grain de moutarde qui devient un grand arbre ». Télescopage entre un point religieux et un point agricole, fournissant une métaphore « vive », création du locuteur, qui étonne et surprend, à la différence de métaphores « mortes » qui ont passé dans le langage courant : lorsque l’on parle du pied d’une chaise, tout le monde comprend. La métaphore « vive », au contraire, fonctionne comme une métaphore narrative, pour Ricoeur. C’est l’ensemble du récit qui est une métaphore. Une affirmation qu’il convient toutefois de modérer car les paraboles de Jésus comme les paraboles juives utilisent aussi des métaphores ponctuelles : lorsque l’on évoque le patron et ses ouvriers dans le monde juif du premier siècle, l’auditeur sait immédiatement que cela renvoie métaphoriquement à la relation entre Dieu et son peuple Israël. « l’art ne représente pas le visible, il rend visible ».
La métaphore travaille donc d’un écart entre deux plans de réalité : le Royaume n’est pas une graine de moutarde mais ce qui arrive à la graine est ce qui advient au Royaume. La métaphore crée aussi la surprise en parlant du Royaume à partir d’une réalité quotidienne. Et elle ménage une surprise, un effet de choc. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la parabole est affiliée à la poésie. Elle ne dicte pas un comportement, elle ne déploie pas une logique mais elle construit un regard sur la réalité. Elle sollicite l’imaginaire, l’affectif, beaucoup plus que la réflexion. C’est en cela que Jésus, maître des mots et des paraboles, est un poète. Et la parabole narrative peut être de deux genres : soit c’est la parabole-évidence – paraboles agricoles - ou événementielle qui traite d’un fait divers - un homme ayant des difficultés avec son fils. Dans ces mondes familiers surgit une extravagance. Bien sûr, Jésus force le trait, souligne Daniel Marguerat. L’extravagance, c’est comparer le règne de Dieu à ce processus irrépressible que représente la germination de la graine de moutarde. Jésus transfère cette force
de l’évidence sur le règne de Dieu. Et c’est une dynamique que rien ni personne ne peut stopper. Jésus ne braque pas le regard sur une magnificence du règne mais sur la petitesse du commencement. Il se réfère au modeste commencement du règne, dans son activité, dans ses gestes de guérison, dans ses paroles. Ces débuts modestes sont porteurs de la grandeur du royaume à venir. On la trouve ainsi dans cette parole introductive : « le royaume des cieux est comparable à... ». La parabole est donc une petite histoire qui ne vaut pas plus d’un sou, tirée de l’évidence ou d’un fait divers. Pour le rabbi, cette petite histoire de rien du tout est signifiante des paroles de la Torah. Les paraboles rabbiniques sont un outil pédagogique mis au service de l’exégèse des paroles de la loi et notamment des passages difficiles de l’Ecriture. Mais jamais chez Jésus où elles sont signifiantes de la réalité indicible du Règne de Dieu. Elles n’en sont pas non plus une illustration. Paul Klee, le peintre, a dit : « l’art ne représente pas le visible, il rend visible ». Dit autrement, il construit un regard sur la réalité. Ce que Paul Klee a dit de l’art peut être dit de la parabole : elle rend visible le Règne de Dieu.
La parabole de l’enfant prodigue, par exemple, n’illustre pas la notion de l’incommensurable bonté de Dieu mais rend visible l’accueil des marginaux et des pécheurs, tel que l’a vécu Jésus. La fiction de la parabole recadre le réel en offrant à l’auditeur une lecture théologique de ce qui se passe dans la pratique de Jésus. Elle sert à lire le présent.
Pour Daniel Marguerat, Jésus use de la parabole pour signifier l’indicible : le Règne de Dieu. C’est un événement de langage : elle fait choc et interpelle par son extravagance. Le Règne de Dieu ne réside ni dans l’au-delà ni dans l’absolu du futur, il se déchiffre comme un excès dans la réalité quotidienne.
Une rhétorique de l’excès : l’interprétation de la Torah
L’évangéliste Matthieu a notamment effectué une séquence programmatique des antithèses, marquées par la récurrence de la formule : « moi je vous dis ». Dans l’exégèse de la Torah, c’est une procédure courante qu’un rabbi définisse sa lecture en la différenciant de celle de ses prédécesseurs. Jésus va se singulariser en se positionnant non pas face aux rabbis qui l’ont précédé mais face à la lettre de la Torah ou face à son interprétation majeure, celle de Moïse.
On le voit dans la première antithèse, la réinterprétation de l’interdit du meurtre. La prescription de ne pas attenter à la vie d’autrui, à l’honneur de l’autre, à sa respectabilité est radicalisée par Jésus. Certes, la catéchèse des rabbis savait elle aussi étendre le respect à l’ensemble de l’individu. Mais pour Jésus, l’usage des insultes, mêmes les plus banales, vaut la peine éternelle, « la géhenne du feu ». Pour Daniel Marguerat, on est dans l’inouï, dans l’excès absolu de l’interprétation de la Torah.
Cinquième antithèse, celle qui vise la loi du talion, principe fondamental de la société hébraïque, et qui l’abolit par une prescription de non résistance à la violence subie. Le principe de réciprocité que pose la loi du talion a pour objectif de réguler l’usage de la violence et sa spirale : « œil pour œil, dent pour dent », mais pas plus. Jésus, pour sa part, bannit totalement cette spirale en appliquant un seul remède : ne pas répondre à la violence par la violence. C’est dans la morale stoïcienne grecque que figurent les plus fortes proximitésavec cette antithèse. Dans ses Entretiens, Epictète défend une morale élitaire. Il n’y a que le vrai cynique, dans sa résistance à la douleur et dans l’amour pour celui qui le violente, qui est capable de démontrer
sa maîtrise des passions, son self control. Sénèque, dans De la colère, écrit que « mieux vaut dissimuler qu’assouvir sa vengeance ». C’est une approche pragmatique : renoncer à la vengeance, cela peut être utile, croyons-en l’expérience du vieux courtisan qui a su en tirer profit. Jésus, lui, procède à une radicalisation de la Torah, soit par intériorisation, la réinterprétation de l’interdit du meurtre, soit par abolition du précepte, en l’occurrence la loi du talion. Mais cette radicalisation n’est liée à aucun argument pragmatique. Sa seule justification, c’est le « moi je vous dis ». Pour Daniel Marguerat, Jésus se livre à une véritable démocratisation du précepte. Qui, du coup, n’est plus destiné à une élite philosophique mais à chacun. Chacun est placé face à cette exigence. Et la question de savoir si celui qui parle ainsi parle en vérité ou non doit être tranchée par chacun. Cela crée la surprise par son caractère décapant. Comme une parabole. L’auditeur est appelé à s’interroger : « de quelle autorité dit-il cela ? ».
L’intense expérience de la proximité de Dieu
« Pour Jésus, Dieu est à la porte. Il insiste sur la venue proche du règne de Dieu », souligne Daniel Marguerat. Luc : « Les pharisiens lui demandèrent : quand donc vient le Règne de Dieu ? Il leur répondit : Le Règne de Dieu ne vient pas comme un fait observable. On ne dira pas. Le voici ou le voilà. En effet, le Règne de Dieu est parmi vous / en vous ».
« Jésus fut l’un des plus grands juifs de notre histoire. Mais quelque chose l’a fait basculer, l’a fait dévier de la route des sages : sa chimère messianique »
La particularité de Jésus, à l’instar de Jean le baptiseur, c’est d’enfoncer le clou sur ce point. Mais à la différence de Jean le baptiseur, le Règne de Dieu n’est pas un objet de spéculation, ce n’est pas une perspective futuriste, il est présent d’une manière vérifiable par l’expérience et ce sont les paraboles qui permettent de le vérifier. Il existe cependant des énoncés discursifs, pas toujours facile à comprendre comme celui qui vient d’être mentionné : « parmi vous ou en vous ». Pour Daniel Marguerat, « parmi » est réducteur car Jésus renvoie à une intériorité, à une communauté mais aussi à une personne. Les trois premiers évangiles, ceux de Matthieu, Marc et Luc, formulent un résumé de la prédication de Jésus : le Règne de Dieu pour Jésus est présent comme un événement proche. La proximité de Dieu est une urgence irrépressible. En cela, Jésus reconfigure l’espérance eschatologique de son temps et la lie à sa personne. Si Dieu est si proche, alors tout prend un caractère d’urgence irrépressible. Les normes sont bousculées, le raisonnable n’est plus de mise, le compromis dans l’obéissance n’est plus licite parce qu’il s’agit de satisfaire la volonté de Dieu et qu’il s’agit d’une question de vie ou de mort. On ne transige plus. Parmi les approches juives de la figure de Jésus de Nazareth, la plus fine et pénétrante est certainement celle de Joseph Klausner, érudit juif du siècle dernier : « Jésus fut l’un des plus grands juifs de notre histoire. Mais quelque chose l’a fait basculer, l’a fait dévier de la route des sages : sa chimère messianique ». Ce n’est pas une prétention à être messie, cela ne dérange pas Klausner, mais c’est la conviction que le Règne de Dieu est à la porte. Pour Klausner, cette proximité a déclenché l’urgence qui a fait rentrer Jésus en déraison. D’où l’extravagance dans les paraboles, d’où l’excès dans l’interprétation de la loi. Le fait que la loi peut exiger mais sans dépasser la mesure, c’est le propre de la sagesse juive. Dieu revendique les siens pour ce qu’ils peuvent réaliser. Sur ce point, dit Klausner, Jésus a transgressé la limite du raisonnable, il a démérité face à la tradition sapientiale ancestrale. C’est là que les esprits se séparent. Jésus a-t-il été habité par une chimère messianique qui l’a fait basculer dans l’utopie, dans une morale déraisonnable, dans l’imagination d’un règne proche ou bien l’extravagance traduit-elle, concrétise-t-elle une expérience spirituelle unique ? Les avis restent partagés.
Mais ce qui est sûr, conclut Daniel Marguerat, c’est que Jésus le poète est l’auteur d’une parole qui bouscule l’évidence, d’une sagesse qui outrepasse les limites du raisonnable, d’un excès qui nous propose de déchiffrer Dieu dans le monde.
AD MAJOREM DEI GLORIAM | Printemps 2017