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LE CORONAVIRUS ET LE MONDE DE DEMAIN : ECLAIRAGE À CHAUD

À l’occasion d’une discussion en ligne proposée par la Faculté de théologie de l’Université de Genève et l’Institut romand de systématique et d’éthique, Benoît Bourgine, professeur de théologie à l’Université catholique de Louvain-la- Neuve (B), s’est exprimé, en mai 2020, sur la crise sanitaire qui a secoué le monde au cours du premier semestre de l’année 2020.

« Il y a quelque chose de téméraire à donner son avis sur un événement en cours, a tenu à souligner au pré- alable Benoît Bourgine. Nous vivons cette pandémie de manière évolutive, dans un confinement paradoxalement assez bavard. Dans la Bible, c’est toujours avec un temps de retard que l’on comprend ce qui est arrivé. Un temps de décantation est nécessaire et cela est si vrai que les Évangiles prennent un malin plaisir à montrer à quel point les disciples sont toujours en décalage par rapport aux événements, à les présenter dans la position désavantageuse d’individus qui ne savent pas ce qu’ils vivent. Cela signifie qu’on ne peut pas facilement discerner une action de Dieu en ce qui nous arrive. Que dit la crise actuelle de l’être humain ? Celle-ci intervient après une série d’autres crises qui nous ont passablement désorientés – crise financière, crise écologique qui est devenue une tonalité de fond de nos sociétés, crise du terrorisme, crise des migrants –, avec pour enjeu la cohérence de nos sociétés. Cette pandémie révèle nos fragilités et nos ressources. Le Covid-19 nous fait voir qui nous sommes, avec nos forces et nos faiblesses, individuellement et collectivement, à condition – et c’est la théologie qui nous donne ce discernement – de ne pas s’imaginer que la nature nous parle par l’intermédiaire du Covid-19 parce que ce serait remplacer Dieu par la nature, ce qui serait un court-circuit qui n’est pas admissible. Peut-être que la crise environnementale montre à quel point la nature mérite notre attention, doit être préservée. Mais il y a aussi une tendance à une écologie punitive, poussant à la misanthropie. Le coronavirus nous rappelle que nous sommes aussi des petites bêtes fragiles et que l’humain, lui aussi, a droit à des égards. Et surtout, nous avions oublié que nous étions vulnérables et mortels.

D’un autre côté, ce qui est frappant, c’est comment deux sources de légitimité très importantes dans nos sociétés sont mises à mal. Elles font face et résistent mais elles sont mises à mal : ces deux sources sont la science et la démocratie. C’est bien sûr la médecine et la politique qui sont en première ligne. Est-ce que, dans les décisions politiques qui ont été prises sur le conseil de la science, on a réellement pesé le poids de la restriction des libertés et la violence sociale du confinement ? La question devra recevoir une ou plusieurs réponses lorsque la crise sera passée.

Il est à relever, notamment, que le politique n’aurait pas pu prendre de décisions aussi lourdes pour les libertés individuelles et collectives si les médias n’avaient pas ressassé avec insistance le pouvoir de nuisance du Covid-19. Il faut reconnaître que les précédentes épidémies n’ont pas eu la même résonance dans les médias que le Covid-19 et que nos esprits n’avaient pas été formatés pour être prêts à céder autant de nos libertés. Il convient également d’évoquer la dimension très problématique du mensonge assumé en politique mais également dans la parole publique, comme par exemple mentir sur l’utilité des masques au moment où on en manquait. Il y a en la matière un gros enjeu d’un point de vue politique, car la liberté est quelque chose de tellement important qu’elle ne devrait en aucun cas être prise en otage par un journalisme sermonneur, ayant tendance à infantiliser les citoyens en sélectionnant les informations qu’il veut bien transmettre. Et surtout, les restrictions de nos libertés ont-elles fait l’objet d’un débat, toutes les options ont-elles été mises en balance, toutes les conséquences d’un confinement ont-elles été correctement évaluées par rapport à la gravité de la pandémie ?

 

Par ailleurs, le Covid-19 nous a rappelé la précarité de la vie ; que la science ne parle pas d’une seule voix, qu’elle est complexe et incertaine.

 

On applaudit tous les soirs les soignants et corps de métiers exposés à titre professionnel à la maladie. La dimension de la reconnaissance de l’ensemble des citoyens envers eux est quelque chose de rafraîchissant. C’est à la fois naturel et très touchant, cette « expérience » aura permis de tisser des liens de solidarité alors même qu’elle aura malmené la possibilité de construire du « commun ». Il convient encore de tenir compte de toutes les fragilités qui sont apparues plus visiblement, à savoir des failles très importantes en matière de dialogue, de mise en commun de nos intelligences en vue de mesurer les conséquences de ces fragilités mises au jour lors du confinement imposé dans de nombreux pays. On peut s’interroger par exemple sur ces conséquences sur le plan spirituel : pourquoi a-t-on, dans certains pays, la permission d’aller promener son animal domestique alors qu’il n’est pas possible de se rendre dans un lieu de culte ? Et pourquoi reprendre des célébrations en commun est envisagé loin derrière d’autres priorités pour le corps social ? La liberté religieuse est une des libertés fondamentales mais qui n’est pas traitée comme telle dans les décisions politiques récentes prises dans certains pays. Il y a donc des mouvements de solidarité qui nous font du bien, mais il y a des questions importantes qui subsistent quant à la qualité du débat médiatique sur lesquelles il faudrait travailler pour réellement construire du commun.

Il faut admettre que nous assistons à un affaiblissement, une érosion du religieux. La mort est à la fois peu présente dans la vie courante de beaucoup de gens, mais il y a néanmoins une peur de la mort qui nourrit le déni qui lui-même nourrit la peur. Si l’on compare avec la génération précédente, on peut dire que nous avons vécu en pensant que la société se devait de nous faire vivre en bonne santé jusqu’à 80 ans et plus. Nous n’avons jamais été aussi nombreux sur Terre, nous n’avons jamais vécu aussi longtemps et aussi bien. Mais précisément, l’effacement de la religion doit être relié au fait que nous avons appris à vivre en ignorant la mort et en voyant la vie avec les termes qui nous viennent de la science et peut-être en étant plus conscient qu’il y a des raisons de donner sa vie. Elle n’est pas la valeur suprême. Ceci a un lourd impact théologique et cela nous distingue comme génération. Weber disait que dans la modernité et avec le progrès infini qui l’accompagne, on ne pouvait partager la satisfaction de l’homme biblique qui est rassasié de jours et qui voit du sens à sa mort parce qu’il voit du sens à sa vie. Nous, nous avons l’impression que nous allons louper l’épisode suivant. Nous n’allons pas participer au progrès, à la prochaine version de l’iPhone par exemple. On ne peut dire, comme l’homme biblique : « Je vais être réuni à mes ancêtres, je vais être heureux après une vie. » Nous avons l’impression que notre vie est simplement coupée par la mort. C’est une question à travailler théologiquement car cela nous caractérise, nous la génération coronavirus. Cette épreuve collective est peut-être une occasion de repenser le lien qui existait entre l’intensité de la vie et le sentiment de la précarité. Penser qu’une vie est infinie a peut-être moins de sel qu’une vie dont on mesure le caractère éphémère.

Cette crise appelle nombre d’autres réflexions. N’y a-t-il pas aujourd’hui une prépondérance de l’économie sur bien des aspects de la gestion de nos sociétés ?

 

Les États qui se sont endettés de manière démesurée ne vont-ils pas faire peser sur les générations suivantes le poids de cette dette ?

 

N’aurait-on pu mieux régler le curseur entre la gravité de la situation – saturation des hôpitaux, etc. – et les mesures nécessaires? Il y a des pays dans lesquels le confinement n’a pas été total qui ont eu de meilleurs résultats que d’autres où le confinement strict a été imposé. Il y a aussi quelque chose d’inquiétant qui s’est manifesté dans cette crise au cours de laquelle nos libertés ont été mises en coupe réglée. On a pu déceler une fatigue de la liberté. Yascha Mounk, un politologue américain, a récemment publié un ouvrage important à mes yeux, « Le peuple contre la démocratie », dans lequel il note que les sondages d’opinion actuels font état d’une appétence des jeunes générations nord-américaine et européenne pour un pouvoir fort. Il relève une fatigue du débat démocratique qu’il juge très inquiétante et qui s’est notamment manifestée dans cette crise du coronavirus. Les juges administratifs, les juges constitutionnels ont accepté que les exécutifs s’arrogent les pleins pouvoirs. Les parlements ont suivi. Tout cela a mis en évidence des fragilités institutionnelles dans la garantie de nos libertés. Les Églises pourraient donner l’exemple d’une capacité de débattre, de mettre en œuvre une intelligence collective animée par les laïcs et les femmes en particulier, d’une synodalité qui puisse effectivement consonner avec l’idée de participation à ce qui a trait à l’ethos démocratique.

Enfin, quelque chose s’est exprimé et s’exprime encore dans cette crise. Une créativité réjouissante est apparue, de même qu’un humour, face au tragique de la situation. C’est une conclusion légère, mais qu’il ne faut pas négliger. »