« Nous, les hommes politiques ayant échoué, est venu le temps de changer de méthode », a d’entrée de jeu fait valoir Miguel Moratinos, ancien ministre des affaires étrangères espagnol, dans son introduction au projet de réactivation de ce dialogue euro-arabe, actuellement relancé par le Global Studies Institute et la Fondation pour la Promotion du Dialogue Méditerranéen et Euro-Arabe (FDMEA), sur lequel il s’est exprimé en 2016 à l’Université de Genève. Une problématique toujours plus urgente après l’enlisement du Processus de Barcelone de 1991 et de l’échec relatif de l’Union pour la Méditerranée.
"A l’époque, tant les sociétés européennes qu’arabes avaient conscience de la nécessité de construire un espace de paix et de prospérité autour de cette Mare Nostrum ...
A l’époque, tant les sociétés européennes qu’arabes avaient conscience de la nécessité de construire un espace de paix et de prospérité autour de cette Mare Nostrum historique mais les réalités politiques de ce temps n’avaient pas permis d’aboutir à des résultats concrets. Mais les soulèvements populaires survenus en 2011 dans plusieurs pays arabes ont rappelé cette exigence encore plus manifeste aujourd’hui. L’agenda est maintenant marqué par l’urgence d’une nouvelle approche de la coopération euro-arabe. C’est dans ce contexte que le Global Studies Institute et la FDMEA vont concevoir un Livre blanc dont le cahier des charges, résumé dans un concept-paper, est le suivant : « contribuer au lancement d’une négociation intergouvernementale en vue d’un Accord final euro-arabe de coopération et de sécurité pour la promotion d’un espace euro-arabe de paix, de sécurité et de prospérité ; et à la promotion d’un Forum des sociétés civiles euro-arabes ». Ceci sur la base « d’une collecte d’informations destinée à : recenser les attentes des sociétés civiles arabes ; soutenir l’émergence d’un nouveau dialogue euro-arabe avec l’objectif d’engager une nouvelle négociation intergouvernementale euro-arabe dans le but d’aboutir à un Accord final euro-arabe de coopération et de sécurité ; et contribuer à la structuration de ces sociétés civiles ». Ce Livre blanc sera « réalisé avec le concours d’experts référents via plusieurs procédés : auditions, colloques, entretiens, enquêtes, etc. ». Rappelant les accords Sykes-Picot de 1916 aux termes desquels le Proche- Orient a été découpé en diverses zones d’influence européennes, britanniques et françaises principalement, Miguel Moratinos a relevé que depuis ceux-ci, le monde a bien changé. « Nous sommes en ce moment dans un moment similaire à celui que ces deux diplomates ont ressenti en 1916.
Pour les Européens, se pose la question de ses rapports avec ses voisins du sud. Dans le monde arabe, une nouvelle configuration politique est en train d’émerger, forte de nombreuses et dangereuses incertitudes. Et c’est dans ce cadre qu’il se révèle capital de mener une réflexion sur l’avenir de la Méditerranée ».
"Une nouvelle guerre froide a vu le jour en Syrie. Que fait l’Europe dans ce contexte ?"
Le tsunami vécu par le monde arabe en 2011 n’a pas fini de produire ses effets. Mais comme l’a souligné Miguel Moratinos, l’Islam politique ne constitue pas une solution à ce qui se passe actuellement dans le monde méditerranéo-arabe, tout au plus une réponse et pas la seule. Une nouvelle guerre froide a vu le jour en Syrie. Que fait l’Europe dans ce contexte ? Elle sort subitement de sa léthargie et réagit lorsque les conséquences de cette situation la touchent de plein fouet avec notamment les flux migratoires que l’on connait actuellement.
Face à un manque de volonté des milieux politiques, Miguel Moratinos propose de renverser le système, de changer d’approche et de méthodologie. C’est maintenant au tour de la société civile de s’exprimer et aux académiciens de traduire ses aspirations. Les obstacles ne vont pas manquer, at-il souligné, rappelant un échange, en 1777, entre Catherine la Grande et Diderot. Dans son livre, Diderot et Catherine II, Maurice Tourneux, historien de l’art et de la littérature, et bibliographe français de la fin du XIXème rapporte la célèbre réplique de Catherine à Diderot, qui lui avait soumis un questionnaire en 88 points pour vérifier ses connaissances sur son empire, réplique citée par le comte de Ségur dans ses Mémoires : « Monsieur Diderot, j’ai entendu avec le plus grand plaisir tout ce que votre brillant esprit vous a inspiré ; mais avec tous vos grands principes que je comprends très bien, on ferait de beaux livres et de mauvaise besogne. Vous oubliez dans tous vos plans de réforme la différence de nos deux positions ; vous, vous ne travaillez que sur le papier qui souffre tout ; il est tout uni, simple et n’oppose d’obstacle ni à votre imagination, ni à votre plume, tandis que moi, pauvre impératrice, je travaille sur la peau humaine qui est bien autrement irritable et chatouilleuse ».
« Messieurs les représentants du Global Studies Institute et de da la Fondation pour la Promotion du dialogue Méditerranéen et Euro-Arabe, vous allez donner aux hommes politiques la tâche de mettre en œuvre les recommandations que vous émettrez dans ce livre blanc. Nous ferons tout notre possible pour les appliquer. Mais n’oubliez pas que la Méditerranée est non seulement chatouilleuse mais est aussi très irritable. Aidez-nous dès lors à trouver la bonne clé permettant de donner accès au bonheur et à la paix aux peuples de cette région », a conclu Miguel Moratinos.
Appel pour une nouvelle solidarité dans le monde méditerranéen et euro-arabe
« Mare nostrum », c’est ainsi que Rome envisageait la Méditerranée. Elle fut un objectif majeur de politique étrangère pour l’empire qui se constitua autour de cette mer intérieure. Elle le demeura au long des deux derniers millénaires à travers les conflits qui ne cessèrent de dresser, les uns contre les autres, les peuples cherchant à s’en assurer la maîtrise.
D’aucuns tirent parti, aujourd’hui, de ces tensions séculaires pour alimenter l’idée d’une Europe assiégée, un espace privilégié en dehors des remous qui agitent la planète et tout particulièrement les pays arabes.
La Méditerranée, dans cette optique, cesse d’être un lien pour se muer en frontière. En ressuscitant les antagonismes qui éprouvèrent l’Europe avec les guerres de religions, les prosélytes du repli européen visent la conquête du pouvoir au risque de détruire le capital de compréhension mutuelle, véritable socle des valeurs démocratiques et institutionnelles qui contribuèrent au succès de l’Europe.
Cette approche doit être combattue sans relâche par toutes les composantes de la société européenne, consciente que son avenir dépend, au contraire, de sa capacité à convaincre ses partenaires de ses valeurs sociales et politiques.
Cette vision doit être écartée avec la même détermination dans les pays arabes qui ne peuvent tolérer qu’un conflit dogmatique anéantisse leurs espoirs d’émancipation.
Douze raisons qui plaident pour l’instauration d’un espace de coopération
1. La première se fonde sur l’héritage commun des peuples qui puisent leurs racines dans des valeurs partagées, culturelles, politiques, sociales et religieuses.
2. La seconde résulte de l’évidence que la coopération est toujours plus favorable au bien-être des peuples que la confrontation.
3. La troisième est de fournir une réponse concrète de l’Europe après les printemps arabes, après les déchainements de violence tant en Europe que dans les pays arabes, après les drames et les souffrances endurées par des centaines de milliers de réfugiés, en prenant dûment en compte les aspirations et les attentes de la société civile (bottom-up approach) pour enfin dépasser les échecs des tentatives passées de coopération euro-arabes.
4. La quatrième est l’évidente complémentarité démographique avec, d’une part, une Europe vieillissante mais riche de ses succès et de son développement et, d’autre part, des pays arabes avec une population jeune qui aspire à une meilleure qualité de vie.
5. La cinquième est économique, avec une région au sud et à l’est de la Méditerranée disposant d’un potentiel d’accroissement limité en raison de capacités économiques et agricoles restreintes et de ressources en eau insuffisantes, qui pourra dès lors poursuivre son développement dans le cadre d’une coopération active avec une Europe apportant son concours technique et financier. A l’inverse, l’Europe est dépendante pour son approvisionnement énergétique, et un partenariat réfléchi pour la fourniture d’énergies fossiles et le développement d’énergies renouvelables serait mutuellement bénéfique.
6. La sixième est commerciale, avec une région forte de ses matières premières mais désindustrialisée et l’autre riche en capacité technologique mais dépourvue de richesses minérales.
7. La septième est financière, en raison des coûts sociaux proprement inacceptables pour les citoyens européens et arabes appelés, in fine, à supporter les déséquilibres budgétaires au détriment de leur aspiration à une meilleure éducation et qualité de vie.
8. La huitième est environnementale, avec la nécessité d’assurer la meilleure gestion possible des ressources indispensables au développement des deux régions notamment sur les plans énergétique, hydraulique, climatique et touristique.
9. La neuvième est culturelle, dans la mesure où la perception de l’Autre et le partage des valeurs communes ne peuvent être réalisés que dans le cadre d’un dialogue culturel constamment revivifié. C’est la condition d’une nouvelle relation où l’Autre ne doit plus être perçu comme un étranger condamné à s’effacer pour s’intégrer.
10. La dixième est politique, avec la conviction que le conflit israélo-palestinien résultant de la création d’Israël au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, sans l’assentiment du monde arabe, ne pourra trouver une solution que dans le cadre d’une coopération dynamique répondant aux intérêts de tous les citoyens israéliens, palestiniens, arabes et européens.
11. La onzième est sécuritaire, avec l’évidence qu’aucun différend ne peut être gagné sur la base du seul engagement militaire et que, sans négociation, la paix ne relève que de la pétition de principe.
12. La douzième enfin, c’est que les technologies de communication permettent aujourd’hui aux citoyens et aux sociétés civiles d’établir un dialogue direct et permanent qui peut se substituer aux postures de gouvernements n’étant pas nécessairement en adéquation avec les aspirations citoyennes.
Douze raisons de coopérer qui sont autant de défis que nous sommes déterminés à relever si nous ne voulons pas sombrer dans diverses formes de terreur susceptibles d’annihiler définitivement le champ du politique et d’ébranler les institutions démocratiques. Pour les Européens, c’est la meilleure chance de préserver et faire rayonner des valeurs qui leurs sont chères et qui restent perçues comme un modèle. Pour le monde arabe, c’est l’opportunité de relancer un dialogue où ses particularités n’ont jamais été véritablement entendues et encore moins prises en compte.
La démarche est assortie d’exigences qui nous appellent à concilier solidarité, diversité et pluralité, à conjuguer l’universel et le singulier, à s’émanciper des pesanteurs de traditions érigées en dogmes.
C’est dans cet esprit que nous plaidons pour une vaste consultation de toutes les populations du monde méditerranéen et euro-arabe à travers le lancement d’un « Livre Blanc » qui constituerait la première pierre d’une vaste négociation pour l’instauration d’un espace de coopération et de sécurité dans les relations euro- arabes. C’est l’espoir que la raison l’emporte sur le risque de déchirements, peut-être irrémédiables.
MIGUEL ÀNGEL MORATINOS, former Spanish Minister of Foreign Affairs / ancien Ministre espagnol des Affaires étrangères
FARES BOUEIZ, former Lebanese Minister of Foreign Affairs / ancien Ministre libanais des Affaires étrangères
ANDREY AZOULAY, counselor to Morocco’s King Mohammed VI / conseiller du roi du Maroc Mohammed VI
ENRICO LETTA, former Italian Prime Minister / ancien Premier ministre italien GÜNTER GLOSER, president of the parliamentary committee for German relations with the Maghreb / ancien Ministre d’État aux Affaires étrangères, Président du Groupe parlementaire allemand-maghrébin
AHMEDOU OULD-ABDELLAH, former Minister of Foreign Affairs of Mauritania / ancien Ministre mauritanien des Affaires étrangères
AMR MAHMOUD MOUSSA, former Egyptian Minister of Foreign Affairs / ancien Ministre égyptien des Affaires étrangères
CARLO SOMMARUGA, member of the Swiss Parliament and former president of the Federal Committee on Foreign Affairs / député au Parlement suisse, ex-président de la Commission de politique extérieure
HUBERT VÉDRINE, former French Minister of Foreign Affairs / ancien Ministre français des Affaires étrangères
ALAIN CLERC, president of the Foundation for the promotion of the mediterranean and euro-arab dialogue (FDMEA) / président de la Fondation pour la promotion du dialogue méditerranéen et euro-arabe (FDMEA)
THE FOUNDATION FOR THE PROMOTION OF THE MEDITERRANEAN AND EURO-ARAB DIALOGUE / FONDATION POUR LA PROMOTION DU DIALOGUE MÉDITERRANÉEN ET EURO-ARABE / WWW.FDMEA.ORG
AD MAJOREM DEI GLORIAM | Hiver 2017