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MONARCHIE OU DÉMOCRATIE DANS L’ÉGLISE CATHOLIQUE?

Invité par la Faculté de théologie de Genève, Joseph Famérée, théologien, prêtre du Sacré- Cœur de Jésus de Saint-Quentin en Belgique s’est déclaré très honoré et très fier de se trouver dans notre alma mater pour un cycle de conférences portant sur une analyse des rapports de l’Église catholique au monde contemporain.

Dans sa conférence intitulée « Monarchie ou démocratie dans l’Église catholique ? », le professeur Famérée a commencé par proposer un constat de départ qui pourrait être résumé ainsi : L’Église occidentale, ou latine, catholique romaine a été tout au long de son histoire influencée dans sa manière de se structurer et de s’organiser par les évidences sociales et politiques de chaque époque. Un parcours historique pourrait l’établir aisément. Que l’on pense seulement à la féodalité ou à la formation des États modernes monarchiques. Actuellement, l’Église catholique, dans beaucoup de pays du monde et notamment en Europe, vit au sein de sociétés démocratiques. Même si elle a des caractères tout à fait spécifiques, l’Église est-elle prête à se laisser interpeller dans son fonctionnement interne par les aspirations de nos contemporains à la démocratie et au respect des droits de l’homme ? N’y aurait-il pas là d’ailleurs, à bien des égards, une connivence avec une manière chrétienne authentique d’« ordonner la fraternité », pour reprendre le titre d’un ouvrage de l’historien français Alexandre Faivre ? Ne serait-ce pas surtout un défi crucial pour la crédibilité de l’Évangile dans le monde actuel, européen tout spécialement ?

Si l’on repart du dernier concile général de l’Église catholique (Vatican II, 1962-1965), on observe que celui-ci  a remis à l’honneur des réalités théologiques et ecclésiologiques profondément traditionnelles mais occultées depuis plusieurs siècles dans la tradition catholique, tandis qu’elles étaient exploitées par la Réforme, comme l’égalité radicale de tous les baptisés, leur sacerdoce baptismal et prophétique, leur sens de la foi, une espèce d’instinct spirituel collectif pour sentir ce qui va dans le sens de la foi ou non, leur charisme et donc la mission en parole et en acte qu’ils ont à accomplir dans l’Église et dans le monde, la compréhension du ministère ordonné comme un service du peuple chrétien et non une domination autoritaire exercée sur lui, la réinsertion partielle de l’évêque au sein de son église locale diocésaine, la réinsertion partielle du pape au sein du collège épiscopal. Dans cette perspective théologique, non seulement chaque fidèle redevient un sujet parlant et agissant au sein de son Église locale et dans l’Église universelle, mais chaque Église locale aussi devient une Église sujet, avec une certaine autonomie et une spécificité, dans le concert des autres Églises sujets, Rome n’en étant qu’une parmi d’autres, chargée il est vrai du point de vue catholique d’une mission particulière au service de l’unité et de la communion des Églises locales. Théologiquement, sinon toujours dans les faits, ce rééquilibrage entre communauté des fidèles et autorité pastorale de l’évêque ou du prêtre implique, selon le professeur Famérée, une autre compréhension du pouvoir et de son exercice au sein de l’Église, qui entraîne une plus grande participation et collaboration de tous à la mission ecclésiale commune. Outre ces recompositions de l’espace ecclésial interne, le concile Vatican II a aussi pris des positions décisives et très neuves, d’un point de vue catholique en tout cas, par rapport au dernier siècle. Dans la constitution pastorale Gaudium et spes, le concile a opté pour un dialogue positif avec le monde contemporain, reconnaissant que l’Église n’apporte pas seulement au monde mais qu’elle en reçoit aussi beaucoup.

L’Église ne prétend plus, du moins selon le concile, au monopole de la vérité doctrinale et morale, elle accepte désormais de servir le monde plutôt que de le dominer autoritairement.

Un monde qui cesse d’être diabolisé pour être regardé avec un optimisme réaliste. Dans la même ligne, l’Église demande une liberté reconnue par les États pour toutes les religions – Déclaration sur la liberté religieuse (Dignitatis humanae). Elle renonce ainsi à toute position privilégiée, voire exclusive, au sein d’une société. Mais plus encore que les textes d’un concile, la culture ambiante est importante. Depuis plus de cinquante ans, les fidèles catholiques, comme leurs contemporains, ont de plus en plus été gagnés par la soif de démocratie, de cogestion, voire parfois d’autogestion, à tous les niveaux de la vie sociale, y compris dans l’Église. Telle est une des grandes interpellations lancées à l’Église catholique en ce début du 21e siècle. Saura- t-elle faire davantage de place en son sein à des procédures de type démocratique, à des formes de participation plus effectives, particulièrement en Europe où son avenir n’est pas du tout assuré ? Saura-t-elle aussi respecter certains droits élémentaires de la personne humaine comme une défense équitable et le caractère public des procédures employées contre certains évêques et théologiens ?

Le professeur Famérée propose tout d’abord une petite radioscopie de l’Église catholique actuelle. Ce qui va dans le sens d’une plus grande participation de tous ou non. Dans un second temps, il précisera comment, à son avis, l’organisation interne de l’Église catholique devrait évoluer dans le contexte culturel qui est le nôtre, en Occident du moins.

Fonctionnement de l'Eglise catholique

Dans son analyse, il distingue trois niveaux de la vie ecclésiale : local ou diocésain, interdiocésain ou régional, puis universel. Il s’en est tenu, dans sa conférence, à quelques institutions ecclésiales apparues à la suite de Vatican II et telles qu’elles sont précisées et codifiées par le Code de droit canonique. Tout d’abord le niveau local. La structuration de la vie diocésaine a beaucoup évolué depuis le concile. Non seulement celui-ci a renouvelé l’ecclésiologie catholique en mettant l’accent sur la primauté de la communauté chrétienne par rapport aux responsabilités particulières en son sein, mais il a aussi souhaité la mise en place d’organismes de consultation de l’ensemble du peuple chrétien. Ainsi, un conseil pastoral et un conseil presbytéral ont-ils été créés dans chaque diocèse.

Selon le droit canonique, le conseil pastoral doit représenter réellement l’ensemble et la diversité du diocèse, laïcs, surtout, religieux et ministres ordonnés. 

Sous l’autorité de l’évêque, il étudie ce qui dans le diocèse touche l’activité pastorale, l’évalue et propose des conclusions pratiques. Le conseil est purement consultatif et dépendant de l’évêque pour sa création, le mode de désignation de ses membres, sa convocation, sa présidence et la publicité de ses débats. Un conseil qui ne sera donc écouté et suivi que dans la mesure où l’évêque le veut bien. Arbitraire du prince en quelque sorte. Cela étant, si l’évêque, par conviction personnelle, entre dans une logique de coresponsabilité avec ses diocésains, ce conseil peut être une extraordinaire caisse de résonance de la vie et des aspirations du peuple chrétien de cette Église locale. La constitution d’un conseil presbytéral est, quant à elle, obligatoire. Ce conseil est l’assemblée des prêtres représentant le presbyterium ou l’ensemble des prêtres du diocèse. Il est en quelque sorte le sénat de l’évêque. Il lui revient d’aider l’évêque dans le gouvernement du diocèse, dans le but de promouvoir le plus efficacement possible le bien pastoral de la portion du peuple de Dieu confiée à l’évêque. La moitié environ des membres sont élus librement par les prêtres eux-mêmes de telle sorte cependant que, dans toute la mesure du possible, soit représentée la diversité des ministères presbytéraux et les différentes régions du diocèse. Le conseil n’a qu’une voix consultative. Mais l’évêque doit l’entendre pour les affaires de plus grande importance. À l’évêque seul revient de faire connaître ce qui a été décidé en conseil presbytéral. En dépit d’une réelle consultation du presbyterium dans sa diversité, la structure est ici aussi monarchique. L’évêque reste entièrement libre par rapport à l’avis du conseil.

Selon la conception du pouvoir qu’a l’évêque, il associera ses prêtres, plus ou moins, aux décisions qui engagent l’orientation pastorale du diocèse.

D’où la nécessité de tenir compte effectivement des souhaits exprimés par un diocèse en vue de la nomination de son nouvel évêque si l’on veut éviter un véritable schisme entre celui-ci et une partie importante de son Église, laïcs et prêtres. Cela peut arriver. Et malheureusement, rien ne garantit aujourd’hui dans le droit ecclésial la prise au sérieux des attentes du diocèse. Une consultation est bien organisée dans le diocèse mais rien n’oblige la Congréga- tion romaine pour les évêques, en charge de la sélection finale, à retenir les trois noms qui ont émergé de la consultation diocésaine. Rien ne l’oblige non plus à tenir compte de l’avis émis par les évêques de la province ecclésiastique concernée. Outre les deux conseils évoqués ci-dessus, des assemblées diocésaines, plus informelles, ou des synodes diocésains en bonne et due forme, rassemblant notamment les membres du conseil presbytéral et des laïcs élus par le conseil pastoral ont été organisés dans beaucoup de diocèses, en France notamment, au cours des quarante dernières années. D’une manière plus large et solennelle que les conseils, ces synodes peuvent encourager le peuple chrétien à débattre librement de toutes les questions proposées et à exercer son rôle de conseil de proposition, voire de contestation auprès de l’évêque. Ce dernier, aux termes du droit, est cependant l’unique législateur, les autres membres du synode ne possédant qu’une voix consultative. Cette mentalité synodale et collégiale, malgré les limites actuelles posées par le Code de droit canonique, peut s’instaurer aussi au niveau paroissial. Si l’évêque diocésain le juge opportun, un conseil pastoral présidé par le curé est constitué dans chaque paroisse. Les fidèles y apportent leur aide pour favoriser l’activité pastorale. Ce conseil paroissial ne possède qu’une voix consultative et ne peut en rien lier le curé, même si dans la réalité certains conseils paroissiaux vont beaucoup plus loin et pratiquent une prise de décision collective. Mais en principe, on retrouve une structure de type monarchique ou hiérarchique à l’échelon paroissial comme à l’échelon diocésain.

Au niveau interdiocésain ou régional, le visage de l’Église a aussi considérablement changé depuis le concile Vatican II. Celui-ci a enseigné solennellement l’existence du collège des évêques, successeur du collège des apôtres. Être ordonné évêque c’est entrer dans un corps, un groupe stable à la tête duquel se trouve l’évêque de Rome.

On n’est pas évêque tout seul et on ne peut exercer l’épiscopat en étant coupé des autres évêques.

Cette collégialité épiscopale ne s’exerce au sens strict que lorsque tous les évêques participent à une même action. L’exemple le plus clair et le plus solennel est celui d’un concile général de l’Église catholique. Néanmoins, la collégialité au sens large, ou concertation épiscopale, ne se pratique pas seulement au niveau universel. Elle s’exerce aussi, aux niveaux national, régional et continental. Dans cette dynamique de collaboration et de sentiment collégial, des conférences épiscopales ont été instituées dans tous les pays, mais aussi à l’échelon plus vaste d’une région ou d’un continent. Dans certains domaines – liturgique, caté- chétique, organisationnel – leurs décisions prises aux deux tiers des voix obligent désormais l’ensemble des évêques membres de ces conférences. Même si les domaines où elles peuvent légiférer ne sont pas très importants et si les décisions doivent d’abord être reconnues par Rome, sauf maintenant pour les traditions liturgiques, cette possibilité représente néanmoins un double progrès. Tout d’abord les évêques sont obligés de se concerter, ensuite cette concertation horizontale favorise une certaine autonomie des Églises locales vis-à-vis de Rome. Elle permet de sortir du schéma purement vertical de dépendance de chaque évêque par rapport à Rome. Cette autonomie reste cependant fort limitée aujourd’hui. Il y a un peu plus de vingt ans, un document papal, la lettre apostolique Apostolos suos du 21 mai 1998, sous Jean-Paul II, a bloqué et consacré cette situation alors qu’une réflexion théolo- gique largement partagée avait plaidé, les années précédentes, pour l’élargissement des compétences doctrinales et législatives de ces conférences. La crainte explicite de Rome était ici que l’enseignement d’une conférence épiscopale sur les questions nouvelles de notre temps ne concordent pas avec les interventions du magistère universel, c’est-à-dire généralement avec les enseignements du pape. Est-ce cependant avec de telles craintes qu’on rendra à l’Église un visage de communion et de communication plus effective ?

Au niveau universel, des changements sont intervenus depuis cinquante-cinq ans.

Premier fait marquant dans un contexte assez critique vis-à-vis de la Curie romaine, Paul VI, au cours même du concile Vatican II, avait annoncé une réforme et une internationalisation de cette Curie. Deuxième fait marquant, pour répondre à la demande des pères conciliaires pour plus de synodalité et de collégialité dans l’Église catholique, Paul VI, dès avant la fin du concile, avait créé un synode des évêques – consultatif – composé en majeure partie de représentants élus des conférences épiscopales convoquées selon les besoins de l’Église et du pape pour conseiller ce dernier et la Curie romaine, et participer au gouvernement de l’Église universelle. Première désillusion, selon le professeur Famérée, il ne suffit pas d’internationaliser le personnel de la Curie romaine pour que celle-ci soit véritablement renouvelée dans sa mentalité bureaucratique, dans l’ampleur effective de son pouvoir et de son fonctionnement. Deuxième déception quant à une gestion plus collégiale de l’Église universelle : le synode romain des évêques institué par Paul VI en 1965 correspond assez mal aux vœux de plusieurs pères conciliaires. En effet ce synode est purement consultatif, seulement triennal. Alors quelque bienfait de sentiment collégial que puissent apporter les synodes romains ordinaires ou spéciaux, n’ont-ils pas eu tendance à devenir de simples symposiums d’étude ou d’information sur différents thèmes plus ou moins urgents ? Des colloques sans prise directe sur la gestion universelle de l’Église qui restait l’apanage du pape et de la Curie romaine. En ce domaine, le pape François a introduit davantage de consultation auprès de l’ensemble du peuple de Dieu. Il y a eu certaines évolutions – par exemple la pu- blication des votes du synode sur la famille. Autre déception, depuis près de vingt-cinq ans, les actes du Saint-Siège, jugés autoritaires par beaucoup, se sont multipliés : lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis du pape Jean-Paul II prétendant clore définitivement la question de l’accès des femmes au ministère presbytéral, revendication même de l’infaillibilité pour ce document par la Congrégation pour la doctrine de la foi, imposition d’un serment de fidélité au magistère romain à tous ceux qui reçoivent une châsse d’autorité ou d’enseignement dans l’Église avec adhésion obligatoire à une nouvelle catégorie de vérités dites définitives, c’est le motu proprio Ad tuandam fidem, sans revenir sur des nominations épiscopales contestées ou plus récemment sur le motu proprio Summorum pontificum autorisant désormais le missel romain de 1962 comme forme extraordinaire de la liturgie catholique et limitant du même coup le rôle de l’évêque comme modérateur de la liturgie dans son diocèse.

Le pape François a d’ailleurs heureusement rétabli pour les conférences épiscopales le rôle des évêques comme modérateurs de la liturgie dans leurs Églises.

On a ainsi manifestement assisté à une réaffirmation du pouvoir juridictionnel de Rome, pape et Curie, dans toute l’Église, pendant un certain nombre d’années, de même qu’à une revendication de nouveaux domaines d’exercice de l’infaillibilité de l’Église. Cette extension unilatérale du pouvoir romain est un peu inquiétante et contraire à une Église qui se veut communion fraternelle. La synodalité devrait être appliquée à tous les niveaux. Tant qu’elle ne sera pas réellement pratiquée au niveau universel dans l’Église catholique, la synodalité des autres niveaux ecclésiaux sera sérieusement handicapée. Dans l’Église catholique, le principe collégial, ou commu- nautaire, est articulé ou plutôt juxtaposé à un principe primatial ou monarchique qui, selon le droit canonique reste prédominant et seul décisif. Un tel fonctionnement ecclé- sial, insuffisamment fidèle aux exigences de l’Évangile, est également aux antipodes des exigences culturelles et démocratiques de notre temps. Tel qu’il est, ce fonctionnement ne peut être que contre-productif pour l’annonce de l’Évangile dans la modernité culturelle. Dès lors, quel autre fonctionnement ecclésial pourrait-on souhaiter et peut-être espérer?

Des évolutions souhaitables

Plutôt que de suggérer d’emblée de nouveaux modèles institutionnels, toujours révisables d’ailleurs et jamais pleinement satisfaisants en ce bas monde et dans notre histoire, le professeur Famérée a proposé d’essayer de fonder culturellement et théologiquement les changements qu’il serait souhaitable de voir apparaître au sein de l’Église. Culturellement d’abord, en se limitant ici à la culture occidentale contemporaine et à quelques paramètres fondamentaux de celle-ci. À l’encontre de multiples discours sur la postmodernité, le professeur Famérée pense que nous sommes toujours en pleine modernité culturelle. Une modernité qui a certes relativisé et revu ses propres évidences, une modernité qui connaît aujourd’hui de nouvelles figures mais du même modèle fondamental, un modèle remontant aux Lumières et même à la Renaissance. Comment caractériser brièvement ce paradigme culturel ?

Depuis l’anthropocentrisme de la Renaissance, la subjectivité pensante de Descartes et surtout l’autonomie kantienne du sujet moral, la culture occidentale est devenue toujours plus une culture du sujet, de la subjectivité, de l’individu. Un individu qui veut déterminer lui-même tous ses choix
et n’accepte d’obligations extérieures que dans la mesure où celles-ci paraissent justifiées aux yeux de sa raison.

L’argument de pure autorité ne suffit plus aujourd’hui à imposer des règles à un individu.

Encore faut-il le convaincre par une argumentation. Tel est l’individualisme moderne, radicalisé aujourd’hui : un sens aigu de l’autonomie et de la liberté humaine, une aversion certaine pour tout autoritarisme. Certes, cette subjectivité pensante et libre a un peu perdu de sa superbe et de son assurance ces derniers temps. La raison et la science sont plus conscientes de leurs limites. Un certain doute ou une certaine fragilité gagnent les convictions. La liberté solitaire est lourde à porter et à assumer. D’où paradoxalement et symétriquement le succès des populismes. On s’en remet à un leader, à une pensée unique plus reposante. Mais globalement, nous sommes toujours à l’ère du sujet autonome. C’est même, espérons-le, un acquis culturel définitif. Mais cette autonomie ne doit pas être confondue avec une autosuffisance clôturée sur elle-même et négatrice de toute transparence. L’individualisme moderne pétrit aussi les adhérents aux diverses croyances religieuses, chrétiennes notamment. Le christianisme n’est plus un lien social automatique, l’Église n’occupe plus une position sociale dominante. Le christianisme vécu aujourd’hui se privatise et se désinstitutionnalise, comme dirait Danièle Hervieu-Léger, sociologue française des religions, ou se déculture, selon Olivier Roy, politologue français, et a beaucoup de mal à s’inscrire dans une lignée, une tradition. Manifestation de l’avènement de cet individu, la démocratie moderne s’est développée comme l’association libre de sujets libres et égaux en vue de gouverner leur société par eux-mêmes ou par représentants interposés et selon des règles constitutionnelles qu’ils se sont données eux-mêmes. Le pouvoir émane du peuple, d’un groupe de sujets. Étant donné le pluralisme d’opinions lié à la liberté de penser, la société moderne n’obéit pas à une vision des choses unanimement partagée. Elle doit toujours découvrir ses finalités et les règles propres qui régissent ses différents secteurs. Elle est donc nécessairement et de plus en plus radicalement une société de délibérations, de discussions, de recherches et d’enquêtes. Elle ne peut jamais se satisfaire du sens atteint à un moment donné, que ce soit en sciences, en économie, dans l’aménagement de l’espace public ou en éthique. La société moderne s’instaure ainsi dans le débat permanent avec elle-même et toutes ses composantes. Cet avènement de l’individu et ce relâchement des solidarités traditionnelles ont leurs avantages et leurs inconvénients. Quoi qu’il en soit, c’est à cette culture moderne, avec ses grandeurs et ses dérives, que l’Évangile doit être annoncé aujourd’hui. Ce sont des croyants largement marqués par cette culture qui font l’Église catholique actuelle – et les autres Églises chrétiennes.

On pourrait même se demander si, sur bien des points, une convergence, une connivence intime n’existent pas entre la modernité et le christianisme. Le temps présent n’est-il pas un kairos, un moment favorable pour cette rencontre qui permettrait au christianisme de découvrir en lui des potentialités nouvelles, de mettre en valeur des aspects de lui-même restés jusqu’ici en jachère ? Une synergie, une alliance certes critique et intelligente, ne sont elles pas possibles entre les valeurs modernes et le christianisme?

Est-il possible de fonder théologiquement cette alliance et un nouveau fonctionnement interne de l’Église catholique qui pourraient en découler ?

La naissance du sujet conscient et libre, que l’on doit à la modernité et dans laquelle le christianisme protestant, notamment, n’est pas pour peu, ne correspond-elle pas, en définitive, dans le registre chrétien, à cette dignité radicale de la personne humaine, créée ou recréée par Dieu en son Fils, ne correspond-elle pas en un régime plus directement ecclésial à la dignité et à l’égalité foncières de tous les baptisés?

La conscience, certes une conscience qui cherche à s’éclairer, en dialogue avec d’autres, la conscience comme norme dernière de l’agir personnel, la raison et la liberté comme signes distinctifs des êtres humains à l’image et à la ressemblance de Dieu ne sont-elles pas constamment reconnues par la tradition chrétienne? Les valeurs démocratiques modernes de sujets tenant à penser par eux-mêmes et à poser des choix libres, désireux de débattre avec d’autres des convictions qu’ils défendent pour atteindre le plus large consensus possible dans la conduite la plus humaine possible de la société ne sont-elles pas consonantes avec la dignité de la personne humaine défendue par l’Église? Ces vertus démocratiques ne devraient-elles donc pas être honorées au sein même de la vie ecclésiale, mutatis mutandis ? De fait, l’Église est une société spécifique, née de la parole de Dieu en Jésus-Christ, et on ne peut y reproduire sans autre un modèle sociopolitique quel qu’il soit. Néanmoins, cette valeur démocratique de la discussion libre et responsable, de la confiance dans la raison argumentative et dans les ressources éthiques que chacun peut apporter à l’œuvre collective n’a-t-elle pas aussi un correspondant ecclésial dans certains éléments fondamentaux de l’ecclésiologie chrétienne? Le professeur Famérée pense tout d’abord à cette affirmation, devenue banale aujourd’hui, que tout baptisé confirmé reçoit le don de l’Esprit et est ainsi éclairé pour accomplir sa mission de chrétien adulte dans l’Église et le monde. L’esprit de vérité n’est évidemment le monopole ni du pape ni des évêques, ni des prêtres. Chaque chrétien a son rôle à jouer pour la recherche de la vérité dans la foi et dans l’agir chrétien. La totalité des fidèles, pasteurs compris, jouit du même sensus fidei pour sentir infailliblement ce qui va dans le sens de cette foi ou non. La totalité des fidèles, certes, mais il n’est jamais exclu qu’une part seulement d’entre eux fasse preuve de ce sens de la foi, et il sera donc toujours téméraire pour un pasteur de ne pas être attentif à ce qu’exprime même une part seulement de son peuple. La fonction ou le charisme propre du pasteur est certes de discerner spirituellement l’authenticité de telle ou telle expression de foi mais comment peut-il le faire sérieusement s’il ne se met pas à l’écoute de son peuple qui est tout entier porteur de la foi au Christ ressuscité. On voit ainsi l’utilité et la nécessité de développer dans l’Église une opinion publique vraiment éclairée à propos des choses de la foi. Dans cette perspective sont requises l’information du plus grand nombre, la libre prise de parole, la négociation, le respect des minorités, la participation à l’élaboration des lois et des déclarations doctrinales.

L’accueil de procédures plus démocratiques dans une adaptation souple permettrait aussi de rejoindre, en toute fidélité, la tradition ancienne, y compris pour la nomination d’un évêque dont le pape Léon le Grand, au 5e siècle, disait : « celui qui doit présider à tous doit être élu par tous ».

De même, quelle est la portée dans l’Église de décla- rations ou de décisions d’un pape ou d’évêques qui ne sont pas effectivement reçues et acceptées par l’ensemble du peuple chrétien? On peut penser à cet égard à l’encyclique Humanae vitae sur la contraception dite artificielle ou même à la lettre Ordinatio sacerdotalis sur le non-accès des femmes à la prêtrise, qui continuent à faire débat. À la longue, des décisions non reçues sont tout simplement sans impact dans la pratique, voire même sans fondement, le peuple chrétien n’y reconnaissant pas sa foi ou du moins quelque chose d’utile à celle-ci.

N’y a-t-il pas là une analogie ecclésiale de la démo- cratie, de la souveraineté du peuple ? Culturellement, anthropologiquement et théologiquement, un autre fonctionnement de l’Église catholique semble devoir s’imposer, qui irait jusqu’à inscrire durablement dans les institutions la médiation juridique permettant de garantir un fonctionnement collégial et synodal de la communion à tous les niveaux. Certes, encore une fois, la vérité de l’Évangile ne tient pas aux évidences du groupe ou de la majorité. La foi ne se transmet pas non plus selon des règles dérivées du compromis. L’événement fondateur de la passion et de la résurrection du Christ n’est pas uniquement tributaire de l’adhésion des uns et des autres.

L’Église ne peut jamais non plus s’identifier purement et simplement avec une nation, aux plans civil et politique. Sans donc réduire la vie ecclésiale à des procédures démocratiques, ne peut-on mettre en œuvre des pistes d’évolution?

Principes communautaires et principes ministériels de présidence ou de primauté apostolique sont tous deux indispen- sables à la vie ecclésiale. Néanmoins, dans l’Église catholique, le principe communau- taire ou collégial est encore actuellement sous-développé.

Reprenant les trois niveaux de la vie ecclésiale évoqués ci-dessus, le professeur Famérée a fait de simples suggestions, considérant que la créativité des commu- nautés chrétiennes en matière institution- nelle et juridique doit être préservée.

Au niveau local, le conseil pastoral paroissial, de purement consultatif pourrait devenir délibératif pour toutes les décisions relevant de ses attributions. C’est le pari tenté jadis par l’ancien évêque d’Anvers (Belgique), Mgr Paul Van den Berghe. À côté des différents conseils consultatifs institués à la suite de Vatican II, il a instauré des équipes de direction collégiale des paroisses. Curés, vicaires et laïcs y ont le même pouvoir, ce qui fait que les décisions se prennent d’un commun accord, sans nier pour autant les responsabilités différentes de chacun. L’autorité pastorale propre du curé doit s’exercer dans la collégialité. Cette manière de faire oblige à débattre, à négocier et à argumenter pour aboutir à une résolution commune.

À l’échelon diocésain, il est sans doute plus utopique d’imaginer une décision vraiment commune ou unanime au sein du conseil pastoral ou du conseil presbytéral vu le nombre et la diversité de leurs membres. Par ailleurs, l’évêque, successeur des apôtres, responsable du discernement pastoral, ne doit sans doute pas être automatiquement contraint par une majorité d’aller dans tel ou tel sens. Cependant, pour éviter une dérive autoritaire ou un refus épisco- pal de prendre en compte l’avis d’une majorité de son conseil presbytéral ou pastoral, l’évêque, dans ce cas- là, ne pourrait-il pas être empêché de prendre toute décision importante qui irait à l’encontre d’une majorité qualifiée ou même simple de ces deux conseils ? Ce droit de veto pourrait être négativement un garde-fou et positivement une obligation pour l’évêque notamment de débattre, de négocier et de convaincre. Il en irait de même dans le synode diocésain. Encore une fois, les fréquents blocages qu’on a vus apparaître n’arriveraient sans doute pas si l’élection de l’évêque était portée par le diocèse.

Le professeur Famérée plaide donc pour une prise au sérieux de la consultation diocésaine et des souhaits des évêques voisins.

La nomination, plutôt que d’être faite par la Congrégation romaine des évêques et le pape ne devrait-elle pas être assurée par la conférence épiscopale nationale ou régionale, le choix devant obligatoirement se porter sur un des trois noms ayant émergé de la consultation diocésaine?

Au niveau interdiocésain, les Églises locales diocésaines et leurs regroupements, national, régional et continental, devraient retrouver une véritable autonomie de décision par rapport à Rome pour toutes les matières qui n’engagent pas l’Église entière ou ne mettent pas en cause son unité – matières à définir en concile général ou en synode délibératif des évêques. Cette autonomie des Églises locales favoriserait la communion entre celles-ci et la collégialité de leurs pasteurs. Elle ne pourrait que favoriser une attention plus grande au sensus fidelium, au sens des fidèles lorsqu’il s’exprime dans ces Églises locales. Elle pourrait être également bénéfique pour une proposition ou une inculturation plus libre, plus adaptée de la foi. Cette collégialité locale ou régionale des évêques s’exprimerait notamment par les conférences épiscopales. Celles-ci devraient pouvoir décider, à la majorité qualifiée, et lier l’ensemble de la conférence sans obligation de reconnaissance romaine préalable. En signe de communion, ensuite, bien sûr, les décisions seraient communiquées pour réception aux Églises voisines et à celle de Rome en particulier. Si nécessaire, alors, un processus de correction fraternel pourrait s’engager entre les Églises concernées. Tout ceci supposerait un retour aux sources et, il faut bien le reconnaître, une énorme conversion du fonctionnement actuel de l’Église et notamment, du système papal. 

Au niveau universel, les résolutions adoptées à ce niveau devraient, pour le professeur Famérée, être peu nombreuses et véritablement d’intérêt universel – à préciser en concile ou en synode délibératif des évêques, toutes les autres questions devant être traitées devant les Églises locales. Tout d’abord, la théologie du mystère papal selon Vatican I devrait être revue dans la perspective d’une communion d’Églises locales autonomes et en dialogue avec les chrétiens non catholiques. La fonction du primat universel, à bien distinguer de celle de l’évêque diocésain de Rome, d’archevêque primat d’Italie et de patriarche d’Occident (d’ailleurs supprimé), serait sans doute assez modeste. Elle veillerait à promouvoir et encourager la communion vivante de toutes les Églises patriarcales continentales et locales, mais sans plus pouvoir s’immiscer dans la vie interne de ces différentes Églises, sauf à l’appel de celles-ci et pour une nécessité d’unité ecclésiale. À la demande des Églises locales, Rome exercerait un rôle arbitral et fonctionnerait comme une cour de cassation confirmant ou cassant une cause déjà jugée ailleurs et pouvant exiger qu’elle soit rejugée. Ce fonctionnement, très différent de ce qu’il est aujourd’hui, serait beaucoup plus conforme à ce qui était la primauté dans les quatre premiers siècles du christianisme – voir le concile de Sardique de 343 qui a précisé, dans l’Église occidentale et orientale, le rôle de l’évêque de Rome. Ce n’est pas tout. En tant que primus universel, le pape serait entouré d’un synode permanent composé d’évêques diocésains ou résiden- tiels, représentatifs de l’Église entière et élus par leurs pairs à tour de rôle. Une quinzaine d’évêques ou plus, pour six mois par exemple, qui seraient des évêques d’Églises réelles. Cette idée avait déjà été proposée au concile Vatican II par le patriarche Maximos IV des melkites du Liban et de la Syrie. Cette proposition avait plu à un certain nombre de pères, d’où la déception quand, en septembre 1965, le pape Paul VI a pris de court le concile et a proposé un autre modèle de synode. Dans ce cas, il s’agit d’un synode permanent, à la manière des synodes permanents des patriarches orientaux. Le pape, dans ce cas de figure, ne prendrait aucune décision comme primus universel sans l’accord de ce synode d’évêques représentatif de l’ensemble de l’Église catholique et, réciproquement, que tout se fasse dans la plus grande concorde possible qui doit régner entre un synode et son primat, selon, bien sûr, l’idéal trinitaire du canon 34 des apôtres dans les Constitutions apostoliques du 4e siècle. Ce modèle est l’idéal dans le monde orthodoxe. Cela étant les choses ne sont pas si faciles...

Les décisions majeures pour l’Église entière seraient réservées à un concile universel.

On peut gager aussi que les orientations romaines prendraient une tournure assez différente de ce qu’elles ont été jusqu’à ce jour, pour un plus grand bien de l’Église universelle car elles s’élaboreraient dans une écoute attentive de ce que l’Esprit dit aux différentes Églises locales, celles-ci pouvant se faire entendre par le biais de leurs représentants auprès du pape. Dans un tel fonctionnement synodal du primat universel, la Curie romaine redeviendrait ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être, une simple administration au service de la primauté et non une bureaucratie et un pouvoir autonomes, un organe de pure exécution et de transmission des décisions primatiales adoptées désormais synodalement. « On peut rêver, même si on est théologien catholique », s’est exclamé le professeur Famérée.

En conclusion, on peut facilement imaginer quel renouveau et quelle restructuration – perestroïka ! – pourrait vivre l’Église, à tous les niveaux, surtout au niveau universel. En aura-t-on un jour le courage, l’audace ? Est-ce commencé ? Ceci dit, dès à présent, beaucoup peut être accompli pour faire l’expérience d’une Église plus synodale. Encore faut-il oser, à tous les échelons, exercer tous ses droits et, s’il le faut, oser protester se- reinement contre les abus de pouvoir. Sans que l’Église devienne purement et simplement une démocratie parlementaire, ce qu’elle n’est pas et ne doit pas être, elle deviendrait cependant plus démocratique dans son fonctionnement, au sens précis où le peuple de Dieu pourrait se faire entendre et surtout écouter tout en respectant le ministère apostolique des prêtres et des évêques qui préside aux communautés ecclésiales, ceux-ci étant d’abord des frères – et peut-être un jour des sœurs, tout peut arriver !

On peut aussi penser qu’une telle transformation du catholicisme contribuerait à faire tomber bien des préventions dans les autres Églises chrétiennes et les inciterait davantage à rétablir la communion avec lui.

Plus fondamentalement, par cette transformation du catholicisme notamment, le christianisme se donnerait les moyens de rendre plus crédible le message évangélique, car ce témoignage de fraternité dans le Christ ne semblerait pas contredit par des comportements autoritaires au sein même des Églises. Mais cela suppose aussi une réconciliation critique, sans doute, mais foncière de l’Église catholique avec la culture démocratique de notre temps, qui n’est pas encore complète.

Si l’Église n’annonce pas un Dieu qui se réjouit de l’autonomie d’un sujet humain intelligent, conscient et libre, en solidarité avec les autres sujets humains, un Dieu qui propose son alliance d’amour à ses sujets autonomes et solidaires, si l’Église se montre surtout méfiante et négative, impérative et prohibitive vis-à-vis de notre culture, comment pourra-t-elle l’évangéliser et la faire vivre ? L’Église ne pourrait-elle contribuer ainsi, pour sa part, à revitaliser nos démocraties occidentales, à leur apporter ce supplément d’âme, ce souci de la généralité publique et de l’unité collective, ce dynamisme, ce souffle d’espérance qui leur font si souvent défaut. Aujourd’hui l’Église ne pourrait-elle pas contribuer, avec d’autres, à combler précisément ce déficit démocratique dont souffrent nos sociétés contemporaines?

 

Fall 2020 | AD MAJOREM DEI GLORIAM |