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LES SOIGNANTS ET L‘ « ARS MORIENDI » (L’ART DE MOURIR)

Aujourd’hui le rôle des soignants face à la difficile thématique de la mort est capital. Chacun y sera confronté un jour ou l’autre dans sa pratique professionnelle. Cette thématique est difficile car elle allie une dimension professionnelle à une dimension personnelle. C’est par ces mots que Marc-Antoine Berthod, professeur ordinaire à la Haute École de travail social et de la santé de Lausanne, a invité le public du séminaire interprofessionnel réuni en janvier dernier à la Faculté de médecine de l’Université de Genève, à un voyage autour de la collaboration et de l’interprofessionnalité des soignants à propos de la fin de vie, de la mort et du deuil.

« C'est une entreprise hardie que d'aller dire aux hommes qu'ils sont peu de chose. »

C’est le théologien français Jean-Charlier de Gerson qui, en 1408, proposa l’expression « ars moriendi » et en donna la définition dans son « Opusculum tripertitum de praeceptis decalogii, de confessione et de arte moriendi », probablement écrit à Constance. Il témoignait ainsi d’un nouveau souci du clergé pour les malades et les mourants ainsi que pour le sens à donner à la mort, à travers les cérémonies. Peu après, Johannes Nider obéit à la même préoccupation avec « Nobilissimus liber de arte moriendi ». [...] Le livre de Gerson a inspiré, dès le début du XVe siècle, deux petits ouvrages de piété, publiés anony- mement mais qui obtinrent une grande diffusion et suscitèrent des traductions dans toute l’Europe jusqu’en 1538: un« Ars moriendi » et un « Tractatus artis bene moriendi ». Une des traductions françaises fut attribuée à Guillaume Tardif. Dans ces deux textes, les auteurs relient l’art de bien mourir à un art de bien vivre, en fonction de la mort et du salut dans l’au-delà. [...]. L’ « ars moriendi » présente, à travers le texte et la gravure située en regard, la situation du mourant comme un drame durant lequel Satan et un ange se disputent son âme, l’un lui offrant des « tentations » et l’autre de « bonnes inspirations ». Le texte mêle à ces aspects des réflexions extraites des Évangiles, des citations des Pères de l’Église, d’Augustin et de Gerson lui-même. [...] Le « Tractatus » s’adresse à tous, mais également aux ecclésiastiques. Il perdit de son influence lorsque Erasme bouleversa cette vision cruelle et ascétique de la vie et de la mort, en présentant celle-ci comme seulement le dernier moment de la vie chrétienne.

Tout d’abord, Marc-Antoine Berthod a tenu à rappeler que la mort et l’anthro- pologie entretiennent une vieille histoire commune. Cela fait 150 ans, à l’émergence des sciences humaines et sociales, que l’anthropologie, la science de l’humain, a été fondée. L’anthropologie s’est inté- ressée à ce qui définit l’humain dans son universalité, notamment par rapport aux dieux, par rapport à une conception de l’au-delà, à ce qui marque une finitude de l’homme et ce qui pourrait transcender l’être humain. L’anthropologie s’intéresse à l’étude du corps humain et à son évolution comme à celle des mœurs, des croyances, des rituels.

Une personne qui décède et qui est accompagnée dans une pratique funéraire se prolonge-t-elle, se poursuit- elle sous une autre forme ?

Les anthropologues se sont très tôt inté- ressés à la problématique de la mort. On trouve dans cette discipline de nombreuses études relatives aux pratiques funéraires, avec un intérêt marqué pour les représen- tations collectives de l’au-delà. Ces études ont montré que la mort ne doit pas être considérée comme un événement mais plutôt comme un processus. Une personne qui décède et qui est accompagnée dans une pratique funéraire se prolonge-t-elle, se poursuit-elle sous une autre forme ? Marc-Antoine Berthod a pris pour exemple le « famadihana », ou retournement des morts pratiqué à Madagascar, qui s’inscrit dans une vieille coutume que l’on retrouve dans diverses civilisations, dans l’Égypte et la Grèce antiques. Ce rituel consiste à dé- terrer les os des ancêtres, à les envelopper cérémonieusement dans des tissus frais et à les promener en dansant autour de la tombe avant de les enterrer à nouveau. Le mort change alors de statut et devient un ancêtre pour la communauté.

La mort n’est donc pas qu’un événement ponctuel mais bien un processus qui conduit à un statut spécifique. Aujourd’hui, l’anthropologie n’est plus centrée sur la ritualité funéraire, sur la commémoration, sur l’accession du mort à un statut d’ancêtre mais sur une série d’enjeux politiques, sur l’organisation sociale d’une société face à la mort.

La thanatologie, une approche de la fin de vie, de la mort et du deuil

Le professeur Berthod, qui préside la so- ciété thanatologique de Suisse romande, a rappelé que la thanatologie, la science de la mort, est une spécialisation de l’anthropologie dont l’un des objets est de montrer que la mort est plurielle et qu’il convient de l’appréhender sous tous ses angles. Pour Louis-Vincent Thomas, auteur de l’« Anthropologie de la mort » (1975), il convient de faire converger les savoirs disciplinaires sur ce sujet. Aujourd’hui, a souligné le professeur Berthod, les pratiques rituelles sont plutôt tournées vers les vivants, voir les pratiques de l’embaumement contemporain ou les soins de thanatopraxie qui permettent de présenter sous leur meilleur jour possible les dépouilles aux familles.

Sur le plan historique, Marc-Antoine Ber- thod a rappelé en se référant à l’ouvrage de Philippe Ariès, « Essais sur l’histoire de la mort en Occident, du Moyen Âge à nos jours » (1977), que les représentations col- lectives de la mort ont fortement évolué au cours du temps.

Enfin, au XXe siècle la mort devient interdite, honteuse, personne ne veut y penser.

Cet historien a rappelé qu’au Moyen Âge la mort était apprivoisée. Un des idéaux en ces temps-là était de ne pas en avoir peur mais de prendre conscience qu’on allait mourir, et surtout de mourir « aver- ti ». On convoquait alors ses proches autour de son lit de futur mort et l’on s’efforçait de passer de vie à trépas dans un cadre plus ou moins serein et apaisé. Entre les XVe et XVIIe siècles, la mort est venue donner le sens définitif à une bio- graphie. C’est la mort de soi. Il convient dès lors d’avoir entrepris de bonnes actions pour être sûr d’être en règle avec soi-même lorsque la mort survient. Puis, entre les XVIIIe et XIXe siècles, apparaît la mort de toi, la perte de l’être aimé et le deuil. On voit alors dans les cime- tières s’ériger d’incroyables monuments dédiés à l’autre. C’est la mort romantique, empreinte d’effroi et d’obsessions. Enfin, au XXe siècle la mort devient interdite, honteuse, personne ne veut y penser.

De nos jours, a rappelé Marc-Antoine Berthod, les soignants le disent eux- mêmes: la mort, on n’en parle pas, il y a un tabou de la mort, un déni existentiel et philosophique: étant donné que l’être humain n’aurait plus de représentation de l’au-delà – ce qui reste toutefois à dé- montrer – celui-ci tente d’imaginer un vide après la mort et, dans l’espoir de surmon- ter ce vide et transcender sa condition, il va rejeter l’idée de sa propre mort. Cette approche a notamment été développée par le psychologue Ernest Becker dans son livre « The denial of death » (1973). En effet, le « mourir », le décès et le deuil sont devenus des tabous en Occident: nous les évitons et les cachons, comme l’a expliqué Geoffroy Gorer dans son ouvrage « Death, grief and mourning » (1965). Depuis quelques années, des études empiriques ont vu le jour et le paradigme du déni de la mort est désormais relativisé par les chercheurs au profit de nouvelles repré- sentations de celle-ci.

La mort et ses nouveaux visages

Dans les années 1960, une nouvelle défini- tion de la mort a été promue puis légalisée, a souligné Marc-Antoine Berthod: celle de la mort encéphalique, ou mort cérébrale, qui a eu plusieurs conséquences pour les soignants. Avec les techniques modernes de réanimation, les incertitudes autour de la mort sont devenues plus fortes, sachant que, parallèlement, les diagnostics sont de plus en plus précis. L’une des interrogations auxquelles les soignants ont à faire face est: faut-il ou non débrancher les appareils qui permettent de maintenir la vie, et à quel moment précis ? Et par ailleurs, la tem- poralité du mourir va s’allonger et s’institu- tionnaliser, avec l’émergence d’un nouveau concept, celui de la « fin de vie ». Cette nouvelle temporalité du mourir amène la question de la prise en charge des patients sur un plus long terme, avec notamment des maladies qui se chronicisent, en parti- culier le cancer. D’un autre côté, le contrôle sur la mort devient partiellement possible, ce qui donne aux soignants une posture très forte dans le cadre de l’alliance thé- rapeutique qu’ils peuvent construire avec les proches.

L’une des interrogations auxquelles les soignants ont à faire face est: faut-il ou non débrancher les appareils qui permettent de maintenir la vie, et à quel moment précis ?

Ces derniers peuvent se sentir dans une certaine mesure démunis face à cette expertise des soignants en matière de maintien en vie des patients. D’où, depuis quelques années, l’importance de pouvoir impliquer tant les patients que les proches dans les prises de décision en termes de soins et ce, notamment, par la voie des directives anticipées qui permettent de fixer à l’avance les mesures médicales que l’on approuve et celles que l’on refuse en cas de perte soudaine de discernement suite à un accident ou à une maladie. Ces directives permettent ainsi également aux médecins de prendre plus facilement des décisions difficiles et de décharger les proches. Depuis le 1er juin 2015, en Suisse, les directives anticipées de la Fédération des médecins suisses (FMH) et de l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM) sont disponibles dans une version légèrement remaniée, qui tient compte du nouveau droit de la protection de l’enfant et de l’adulte entré en vigueur au 1er janvier 2013 et qui reprend la terminologie du Code civil. Il faut encore souligner le développement des soins palliatifs dans les dispositifs de santé publique, qui n’ont cessé de prendre de l’ampleur au cours de ces dernières années.

Pour Marc-Antoine Berthod, les changements sociodémographiques façonnent également les nouveaux visages de la mort. Le profil des défunts a changé face à la réduction de la mortalité infantile et au vieillissement de la population. La prise en charge de la mort est devenue un véritable enjeu de santé publique. Il convient de relever tout d’abord que les occurrences de confrontation à la fin de vie puis à la mort vont en augmentant : en Suisse, 67 000 décès ont eu lieu en 2017; les projections pour 2045 sont de 90 000 décès. D’autre part, la mort est devenue avant tout une affaire de personnes âgées: en Suisse, 60% des défunts ont plus de 80 ans et 85% ont plus de 65 ans. Ceci contribue à la banalisation de la mort des personnes âgées et, parallèlement, à construire une sorte d’exceptionnalité en ce qui concerne d’autres types de décès, et notamment la mort de l’enfant.

La prise en charge de la mort est devenue un véritable enjeu de santé publique.

Un autre point à retenir est que la confrontation à la mort est parfois tardive pour un bon nombre de personnes. De nos jours, beaucoup de personnes âgées de 20 à 30 ans n’ont jamais eu affaire à l’organisation de funérailles. Les soignants sont ainsi toujours plus souvent confrontés à des proches n’ayant aucune idée des modalités pratiques relatives à un décès. Des attentes peuvent alors peser sur leurs épaules et les amener à prendre en charge différents actes rituels à la place des proches. Cette expérience réduite des proches face à la possible expertise des soignants est aussi à prendre en considération, selon le professeur Berthod. Des soignants qui doivent de plus prendre en compte les nouvelles configurations familiales qui se sont diversifiées depuis quelques décennies en termes de recompositions familiales, en particulier, entraînant de nouvelles attentes des proches face aux professionnels.

L’importance des lieux de décès a égale- ment un fort impact sur les soignants, a encore relevé le professeur Berthod. Si on mourait principalement à domicile dans les années 1950, les décès surviennent désormais majoritairement dans des structures socio-sanitaires (70-80%). La conséquence pour les soignants est la suivante: une médicalisation de plus en plus fréquente de la mort compte tenu de l’implication aujourd’hui très importante du monde biomédical dans les processus de fin de vie. Un autre point central selon le professeur Berthod est l’institutionnalisation de la mort qui survient dans un environnement peu familier pour les per- sonnes et les proches, alors que le souhait le plus fréquemment exprimé au sein de la population en général est de mourir à la maison.

Enfin, un autre point important aux yeux du professeur Berthod est le développement des technologies de traitement des corps. Celles-ci sont nombreuses et diverses, comme par exemple la crémation qui est en augmentation constante depuis plus d’un siècle, ou encore les expérimentations écologiques, la thanatopraxie, la cryogénisation. Face à ces nouvelles pratiques, les soignants doivent identifier ou devancer les attentes des familles et des proches, qui doivent gérer leurs émotions d’un point de vue personnel et collectif.

Des enjeux contemporains

Marc-Antoine Berthod a tenu encore à mettre en évidence deux problématiques particulièrement complexes pour les soignants.

Le suicide assisté tel qu’il est pratiqué en Suisse est un modèle unique au monde. Dans ce pays, l’assistance au suicide n’est pas punissable si, et seulement si, le geste est accompli par la personne elle-même, jouissant de toutes ses facultés de discernement. Il ne s’agit donc pas d’une euthanasie, punissable par la loi. Cette capacité de discernement qui n’est pas toujours facile à établir est un critère autour duquel différentes catégories de professionnels ont à prendre position, en particulier les psychiatres. Une autre responsabilité du corps médical est de prescrire le pentobarbital qui permettra de recourir au suicide assisté. Pour les soignants se posent donc plusieurs questions: com- ment recevoir une demande d’assistance au suicide et quel type de réponse y apporter ? Est-ce que l’aide médicale à mourir fait partie de leurs prérogatives ? Comment trouvent-ils leur place dans l’accompagnement d’une personne qui réalise un suicide assisté ?

Le second cas évoqué par le professeur Berthod est celui de la mort périnatale qui peut survenir en cours de grossesse (au-delà de 22 semaines de gestation ou 500 grammes), à la naissance, dans les heures qui suivent ou durant les 7 premiers jours de la vie. Comment préparer / informer les parents lorsque la venue au monde coïncide avec la mort ? Quelle conception de la personne sous-tend les actions entreprises autour du fœtus ?

Les soignants sont donc confrontés à une multitude de situations face aux patients et les actes qu’ils sont amenés à effectuer requièrent toujours plus de connaissances et d’expériences qui ne peuvent s’acquérir que par le développement de l’interpro- fessionnalité des intervenants, a conclu le professeur Berthod.

 

AD MAJOREM DEI GLORIAM | Printemps 2019